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Le 16 août dernier, la Writers Guild of America West (WGA), déjà en grève depuis plus de 100 jours contre les pratiques des studios de cinéma, a publié un “antitrust report” à travers lequel le syndicat des scénaristes hollywoodiens urgent les autorités américaines de la concurrence d’intervenir contre les acteurs du streaming que l’association accuse d’abus de position dominante.
Plus précisément, la WGA ne vise pas tous les acteurs du streaming, mais trois entreprises en particulier qui, à elles seules, contrôlent quatre plates-formes dominantes aux États-Unis : Netflix, Amazon (Amazon Prime Video) et The Walt Disney Company (Disney+ et Hulu).
Selon la WGA, la domination de ces trois entreprises sur les maillons les plus essentiels de la chaîne de valeur – production, distribution, marché de l’emploi – en ferait des “gatekeepers” de fait, c’est-à-dire qu’à l’instar des GAFAM, ces entreprises seraient en capacité d’imposer les conditions techniques et tarifaires d’accès à ces marchés.
Le problème serait, toujours selon l’association, de deux ordres. D’une part, ces conditions d’accès seraient défavorables aux intérêts du consommateur et des travailleurs du secteur, au premier rang desquels figurent bien entendu les scénaristes. D’autre part, passée la phase d’euphorie où chaque acteur majeur de l’industrie de l’entertainment s’est imaginé lancer sa propre plate-forme de streaming, le secteur entre dans une phase particulièrement agressive de consolidation qui, outre de réduire la liberté de choix des consommateurs autant que les débouchés pour les travailleurs et studios indépendants, déséquilibre sérieusement les rapports de force dans l’industrie.
Si des différences stratégiques existent, notamment quant à leur positionnement, les trois entreprises ont en effet en commun de mener une intégration verticale à différents niveaux. Toutes sont des producteurs – éditeurs – distributeurs qui ont tendance à se réserver leurs productions en exclusivité, et à acquérir un maximum de licences culturelles fortes pour densifier une offre propriétaire (à l’image des rachats de Star Wars, Marvel ou Indiana Jones par Disney, ou de James Bond et Le Seigneur des Anneaux par Amazon). Amazon, qui dispose en plus d’une position dominante sur le segment hautement stratégique des équipements OTT avec son Amazon Fire TV (position qu’il partage avec Roku, avec 36 % de part de marché chacun aux États-Unis), a poussé encore plus loin son intégration verticale, et en ferait bénéficier sa plate-forme vidéo au détriment des offres concurrentes.
Des abonnements de plus en plus chers
Cette consolidation est la fois la résultante de stratégies “en silo” qui visent à gagner et retenir des abonnés via des contenus majoritairement exclusifs, mais aussi la volonté des marchés financiers en quête de performance. La consolidation est susceptible d’assécher suffisamment la concurrence pour permettre des augmentations de prix, mais aussi l’abaissement des coûts en réduisant les volumes de production ou le besoin en créativité (l’offre de films de Disney a diminué de 65 % en 2017). Autre facteur d’économies : en réduisant le nombre de débouchés possibles pour les parties prenantes de l’écosystème créatif, employés et studios et scénaristes indépendants en tête, les plates-formes de streaming sont en position de force pour négocier salaires, royalties et droits à leur avantage.
C’est en substance ce que nous raconte la WGA à travers son rapport. Dans un marché qui se consolide, les acteurs qui survivent finissent par avoir un tel pouvoir de marché qu’ils peuvent imposer leurs conditions à tout l’écosystème, notamment dans une optique de réduction drastique des coûts, et d’augmentation tendancielle des prix.
En réalité, la financiarisation de la stratégie, dans cette industrie hautement compétitive et extrêmement intensive en capital, a créé son propre paradoxe. En effet, pour alimenter une telle stratégie, il faut mettre la main sur des capacités de production et des licences très onéreuses. Ces acquisitions, dans un contexte d’enchères entre compétiteurs suivant la même stratégie, a fini par endetter de façon massive les conglomérats. À l’image de The Walt Disney Company qui a beaucoup de mal à digérer sa fusion avec la Fox.
Or, cet endettement, à plus forte raison que les potentiels de croissance de l’industrie se tarissent et que la concurrence entre géants s’installe, rend impérieux la recherche rapide de cash, les coupes massives dans les coûts et l’augmentation des prix en étant la résultante. Mais pour gagner suffisamment de pouvoir de marché pour parvenir à résoudre cette équation, il convient d’aller encore plus loin dans la consolidation et chercher de nouvelles proies.
Jusqu’au jour où ce jeu devient même trop intensif en capital pour ceux qui l’ont initié. Apple serait ainsi en embuscade pour profiter d’une potentielle défaillance de Disney ou Netflix. Dans ce contexte, combien de temps des entreprises telles que Paramount, Warner Bros Discovery ou Sony Pictures, acteurs majeurs de leur industrie, mais devenues des petits poissons dans ce capitalisme ultra-financiarisé, pourront-elles encore demeurer “indépendantes” ?
Un précédent dans les années 1970
Avec ce rapport, les scénaristes jugent en conséquence incontournable de renforcer la régulation sur le marché du streaming. L’idée est non seulement de limiter la capacité des trois géants à augmenter encore leur pouvoir de marché, mais également de restreindre également leur capacité à en (ab)user.
Quant à savoir si cela peut aboutir, il ne nous revient pas de dire le droit en lieu et place d’un juge à la concurrence. Néanmoins, trois éléments semblent favorables à la WGA dans cette affaire. Le premier, c’est un retour au premier plan de l’antitrust aux États-Unis, sous l’impulsion de l’administration Biden.
Le deuxième concerne les signaux renvoyés par le marché. La capacité des acteurs à augmenter régulièrement les prix sans avoir à déplorer une fuite massive d’abonnés semble dessiner les contours d’une industrie où les clients sont relativement captifs. D’ailleurs, les stratégies en silo rendent les trois géants du streaming davantage complémentaires que concurrents : bien des ménages sont multiabonnés de façon à avoir accès à des contenus présents exclusivement sur l’une ou l’autre des plates-formes.
Enfin, le troisième élément favorable réside dans le fait qu’un précédent existe dans cette industrie. Dans les années 1970, la TV américaine était alors contrôlée par trois majors verticalement intégrées sur la production et la distribution : NBC, ABC et CBS. La Federal Communication Commission était alors intervenue à travers le règlement Financial Interest and Syndication Rules (Fin-Syn) pour limiter drastiquement le pouvoir de marché des trois leaders. La concurrence qui a pu se mettre en place, à la fois sur le segment de la production, mais aussi sur celui de la distribution TV et câble, avait permis l’émergence de nombreux acteurs et contenus diversifiés dont ont pu bénéficier les consommateurs et les travailleurs de cette industrie.
Bien que ce règlement a pu être suspendu en 1993, le secteur est demeuré depuis sous l’étroite surveillance des autorités de régulation et antitrust. Il est d’ailleurs étrange de constater qu’au titre de la “dual network rule“, un groupe comme Disney n’est pas autorisé à posséder deux parmi les quatre principaux réseaux TV (c’est à ce titre qu’il a dû renoncer à récupérer celui de Fox lors de la fusion de 2019), mais que rien d’analogue ne soit prévu sur le marché du streaming, devenu pourtant incontournable. Quoi qu’il en soi, les deux situations présentent de troublantes similitudes. Reste à savoir si les mêmes causes produiront les mêmes effets.
Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.