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D’où vient ce discrédit sur les vins doux et sucrés ? L’écrivain Xavier Patier avance une hypothèse : quand la vie était dure et sans artifice, on savait apprécier la douceur…
On aimait les vins doux quand la vie était dure. Pour nos aïeux, un verre de sauternes était un rayon de soleil dans un monde glacé. L’hiver, il faisait froid, quand il pleuvait on se mouillait, et sur la route on ne se faisait pas flasher par un automate relié à une base de données : on déferrait, on versait, on coulait une bielle, ou alors on allait à pied, les souliers dans les flaques, ou sur un vélo dont les boyaux crevaient, et quand la maladie arrivait, on souffrait. Misérable était le pauvre quand le grand âge survenait. Le riche n’était pas mieux loti. Le vin liquoreux était une torche d’espérance lancée dans une vallée de larmes.
La vie est molle
Les temps ont changé. Les Français dédaignent les vins liquoreux depuis que leur vie est molle. Une vie molle n’est pas une vie heureuse, certes. Dans une vie molle, le mal ne nous frappe pas de l’extérieur : il nous mine du dedans. Il n’est pas un mal de soif, mais de dégoût. « À l’image de la France, le sauternes est un brillant concentré de déclin et de mélancolie », osait écrirele Figaro du 21 novembre 2021, expliquant que la prestigieuse appellation était « entrée dans une lente agonie ». Lente agonie ? Jacques Chardonne pianotait le même lamento bien avant le Figaro : « L’exquis château d’Yquem est délaissé à présent ; on préfère des vins secs ; en littérature l’âpreté, la fausse profondeur du noir, l’abscons ; en musique, le bruit… », écrit-il dans Le Ciel dans la fenêtre, ouvrage paru en 1959. Chardonne voit juste : le vin liquoreux ne se marie pas avec la dissonance ou la provocation. Il est frère de la musique baroque, du roman classique, de la conversation bienveillante et des humbles joies domestiques, valeurs en berne à goûter au coin du feu quand dehors il fait froid et que la vie est sans pitié.
Le triomphe du vin sec a escorté l’artificialisation de nos vies.
La vie moderne est molle, disais-je. Tout le monde répète que la société d’aujourd’hui est plus dure que celle d’autrefois, quand pourtant elle est moins abrupte. À quoi ressemblent nos civilisations nouvelles ? On mange, on se regarde le nombril, on télétravaille, on se divertit, on se scandalise contre des violences dont on n’est pas la victime mais le voyeur, et encore le voyeur indirect, sur les réseaux sociaux. Les violences post-modernes sont dans les têtes. Les querelles de voisinage cèdent la place aux polémiques en ligne. Le désir des corps est saturé, les âmes sont comme mortes. Les indignations sont numériques. La guerre est en Ukraine, confinée dans les écrans de nos smartphones.
Comme le vin de messe
Le triomphe du vin sec a escorté l’artificialisation de nos vies. Jusqu’au XIXe siècle, on buvait du champagne sucré et des liqueurs très douces. La Révolution industrielle, la vie urbaine, les bons sentiments diététiques et le chauffage collectif ont tout bouleversé. Nos corps ont perdu le souvenir de la saine fatigue d’après un jour de chasse ou de labeur aux champs ; il ne connaissent plus que l’éreintement sournois des journées à la ville. Ils ont trop de tout. Ils étouffent. Le sucre, voilà l’ennemi !
Le sauternes offrait à nos hivers la vive clarté de nos étés trop courts. Il n’y a plus d’hiver et nos étés trop longs sont effrayants. Les vins à la mode sont secs comme des coups de trique. Dans le monde impitoyable des vins secs en train de triompher, seul résiste le vin de messe, qui reste un vin doux. J’allais écrire : « doux et humble de cœur », car ces vins couleur de miel, même les liquoreux les plus prestigieux, ne sont jamais des breuvages prétentieux dont il faut parler avec des mots savants. Ils sont délicieux, c’est tout ce qu’on leur demande. Ils sont faits pour consoler. Les « vins capiteux » du banquet sur la montagne du Seigneur dont parle Isaïe, prémisses du Royaume, sont vendangés sur les pentes miraculeuses d’Yquem et de Montbazillac. Ce n’est pas par hasard que l’Église prescrit de choisir pour l’Eucharistie un vin naturel que la coutume veut blanc et doux. Mais combien de baptisés communient au sang du Christ ? La crise du liquoreux exprime une crise de civilisation qui est aussi une crise de la foi.